Cette scène

J’ai imaginé cette scène des centaines de fois.

Cette scène, c’est celle dans laquelle je dépose ma tenue de soignant dans le bac à linge sale pour la dernière fois. Celle où je vide mon casier en silence, avant de le nettoyer à l’aide d’une lingette désinfectante, en prenant soin de n’oublier aucun recoin, que le moindre micro-organisme soit annihilé, en même temps que toute trace de ma présence. Cette scène dans laquelle je décolle l’étiquette portant mon nom pour la jeter à la poubelle, et où je me retourne une dernière fois sur le vestiaire vide, avant de laisser la porte se fermer d’elle-même. J’avance jusqu’aux ascenseurs sans me retourner, une boule dans la gorge, une sensation curieuse dans l’estomac, comme si je quittais une bien–aimée parce que non, vraiment, ça ne pouvait plus fonctionner et que c’était mieux comme ça, même si notre amour n’était pas mort complètement.

C’est cette scène où je bas le pavé devant l’hôpital, pour rejoindre ma famille, mon foyer, en sachant qu’il n’y aurait pas de demain en ce lieu, que le jour suivant, ma carte d’accès serait désactivée et que je ne serai plus soignant. Fini, les alarmes incessantes qui m’avertissaient d’une chute de la saturation ou de la pression artérielle. Fini, ces requêtes incessantes, ces affaires urgentes à régler dans la seconde. Fini, ces corps à laver et enfermer dans un sac en plastique.

Cette scène, celle de l’adieu aux armes, je l’ai imaginée des centaines de fois, souvent après des nuits gâchées, des jours brisés. À mesure que ma carrière avançait, elle devenait plus présente, davantage insistante, mutant d’un fantasme flou à une possibilité concrète.

Je fais partie de ceux qui méprisent les notions d’abnégation et de vocation trop souvent associées à la profession infirmière. Même si je suis persuadé qu’on ne devient pas soignant par hasard et qu’on ne peut pas le rester par dépit, j’ai toujours milité pour que les métiers soignants soient reconnus comme n’importe quelle autre profession, avec les devoirs qui s’y rattachent et les droits qui en découlent. Bien sûr, ces métiers exigent que l’on ait la fonction publique, ou plus précisément le sens du service, chevillés au corps. Être présent en cas d’urgence ou d’évènement de grande ampleur reste le cœur de ces carrières. Les services de soins restent ouverts 24h/24 et 7 jours/7. Du moins, ils le devraient, et s’ils ne le sont plus, c’est que quelque chose ne tourne plus rond.

Le mirage de la dévotion a laissé croire pendant trop longtemps que les soignants étaient indestructibles, des machines humaines programmés pour résister à tout, aux salaires indignes, aux conditions de travail difficiles, à la main mise de managers incompétents et obsédés par les bilans comptables à la tête des établissements de soins, qu’ils étaient invulnérables à la perte de sens et d’humanité dont ils restaient les derniers défenseurs. Ce mirage a volé en éclat pendant la pandémie. En conclusion de mes chroniques de la réanimation, j’avais écrit qu’« un être humain de chair et de sang, conscient de sa propre vulnérabilité, père ou mère de famille, qui porterait un regard lucide sur l’institution hospitalière et sur la société dans son ensemble, pourrait légitimement se demander si ce combat, si ces risques, si cette dévotion, valent vraiment les risques encourus. »

À l’époque, la pandémie de Sars-Cov-2 n’était pas terminée (l’est-elle vraiment aujourd’hui ?) et il aurait été malhonnête de prétendre connaître l’avenir. Ce qu’il était possible d’anticiper, toutefois, c’était ce qui a fini par se produire : cette scène que j’avais imaginée, se répéter à l’infini dans tous les hôpitaux du monde. Des soignants qui déposent leur blouse et choisissent de tourner le dos à ces métiers qui représentaient pourtant un idéal et pour lesquels ils avaient consenti tant de sacrifices. Des services de soins incapables d’assurer leur fonctionnement et qui se trouvaient obligés de fermer des lits, voire de fermer tout court. Un désastre, une débâcle ahurissante, d’autant plus choquante qu’elle semblait passer totalement au-dessus de la tête du grand public et des dirigeants. En France, en pleine période électorale, aucun candidat ou presque n’a semblé s’intéresser à ce phénomène, encore moins de s’en inquiéter. À ce niveau, ce ne sont plus des œillères, c’est carrément de la cécité. Un aveuglement coupable qui ne fait que renforcer la conviction de ces soignants que décidemment, ce combat n’en valait plus la peine.

Quelle tristesse, quel gâchis.

Cette scène que j’avais tant de fois imaginée est devenue pour moi une réalité en janvier 2022. Depuis longtemps, je me faisais l’effet d’un funambule marchant au bord du précipice, sur une corde raide de plus en plus instable. Nous, soignants, marchions sur cette corde à la queue leu leu. Il n’en fallait pas de trop pour que l’on perde l’équilibre. Une vague, deux vagues, trois vagues… La troisième m’a mené au burn out, comme tant de mes collègues. Je suis revenu pour la quatrième. Puis la cinquième m’a forcé à sauter sur la terre ferme pour éviter l’abime. J’ai quitté mon métier pour ne pas me briser. Personne n’a tenté de me retenir. Je n’ai pas reçu de médaille, ni d’encouragements. Tout le monde s’en foutait.

À l’instant de débuter le premier jour de ma nouvelle vie, je ressentais un gâchis mêlé d’une incertitude totale. J’avais passé plus de la moitié de ma vie dans les hôpitaux, d’abord comme agent d’entretien, puis comme brancardier, puis comme infirmier. Quinze années en réanimation, sur deux continents, en langue française et en langue anglaise. J’étais un professionnel compétent, apprécié de la plupart de ses collègues et de ses patients. J’avais conscience de ne pas être indispensable, mais qu’on ne me remplacerait pas non plus du jour au lendemain, et que cette place que je laissais vacante mettrait peut-être du temps à se combler. Que le patient que j’aurais pu prendre en charge demain serait peut-être pris en charge par quelqu’un bénéficiant de moins d’expérience. Pour résumer, ce choix n’était pas anodin. S’il était resté isolé, passe encore. Mais je n’étais qu’un parmi des milliers. Un de trop, comme chacun de nous qui avons joué cette scène aux quatre coins du monde.

Il m’a fallu des mois pour vraiment accepter cette scène et me faire à ma nouvelle réalité. Des mois qui m’ont permis de réaliser que je vivais sous pression et que ce métier me détruisait. Que les soignants donnaient l’impression d’être invulnérables seulement parce qu’ils encaissaient encore et encore, jusqu’à ce qu’ils explosent. J’aimerais dire que ce grand mouvement de fond fera bouger les lignes et remettra l’hôpital au cœur des discussions publiques. Malheureusement, il n’est rien, et on continuera à fermer les yeux sur ces institutions fragiles et sur ceux qui les défendent au quotidien. Des hommes et des femmes que j’admire profondément, et dont je regrette qu’ils ne soient pas mieux représentés ni estimés.

Après ces mois, je ne me sens toutefois plus un traître, ni un lâche.

Je me sens heureux, tout simplement.


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