L’assommoir : retour sur un chef-d’oeuvre

Allons droit au but : J’ai terminé de lire L’assommoir (1876) d’Émile Zola et je ressens l’envie d’en parler. Parce que je suis remué. Attention, je vais spoiler comme un dégueulasse, alors si vous n’avez pas lu ce chef-d’oeuvre, vous devriez faire demi-tour, aller le lire sur le champ, puis revenir ici. (vous me direz merci à votre retour)

L’art est magie. Je ne veux pas dire par là que le processus créatif releve de la magie. La création relève de l’inspiration, peut-être du talent, mais surtout d’une bonne dose d’huile de coude et de volonté (et de café ou de thé). Ce que je veux dire, c’est que l’art est magie dans le sens où il rend immortel. Alors que j’achevais le chapitre dans lequel la petite Lalie meurt de malnutrition et sous les coups que son père ivrogne et sadique lui assène chaque jour (et que la pauvre enfant pardonne, en prime), je pleurais à grosses larmes et je me disais qu’Émile Zola avait beau être réduit à l’état de squelette, ses mots semblaient plus vivants que jamais et continuaient à toucher le coeur des gens.

Sans rien dire, d’elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa brute de père, pour compléter sans doute la ressemblance, assommait aujourd’hui la fille comme il avait assomé la maman autrefois. Quand il revenait soûl, il lui fallait des femmes à massacrer.

L’art est magie parce qu’il rend vivants des personnages, des lieux ou des situations qui n’existaient nulle part ailleurs que dans un esprit. Comment se peut-il que quelqu’un écrive un roman et que 150 ans plus tard, un être du futur le lise et en soit affecté physiquement ? C’est extraordinaire, fascinant, je suis en manque d’adjectifs.

L’école a tout fait pour me dégoûter des auteurs Français du 19ème siècle. Je ressentais une sincère admiration pour mes camarades qui prétendaient apprécier Stendhal quand Le rouge et le noir me tombait des mains au bout de deux pages. Moi qui souffrais déjà d’une estime de soi dans le fond du bac, je me sentais encore plus débile. Je vous assure que j’ai essayé, mais je n’y arrivais pas, au point de me dégoûter de la lecture. J’avais pourtant apprécié Le père Goriot, La peau de chagrin et Le Horla (surout Le horla !) , mais pour le reste… Non, décidemment, le 19ème siècle, pour moi, ne passait pas.

Mais vous voyez, la vie est formidable, pleine de surprises ! Après tout, fort de mon autorité paternelle, je répète tous les jours à mon fiston qui fait la gueule devant ses légumes verts : “Aujourd’hui, c’est pas hier. essaye encore ! Va savoir, peut-être que tu vas aimer. Et tu te demanderas comment tu faisais pour ne pas apprécier.” Croyez-moi, j’ai une pile de bouquins à lire qui n’a rien à envier aux chroniqueurs les plus prolifiques. Le pire, c’est que je suis atteint de cette maladie qui me pousse à acheter toujours plus de livres alors que je n’aurai pas assez d’une vie pour tous les lire. Vous me comprenez sûrement. Malgré tout, je traversais une de ces crises de lecture, pendant lesquelles on se retrouve incapable de dévorer un roman. Vous connaissez certainement cela aussi. On essaye, mais non, rien n’y fait, ça ne passe pas, le livre nous tombe des mains, sans que sa qualité soit à blâmer. C’est juste la période, quelque chose dans l’air, je ne sais pas. Je parcourais donc les nombreux titres de ma liseuse, et je suis tombé tout au fond, sur L’assommoir, un des premiers titres que j’avais chargé sur mon appareil. Étant dans le domaine public, il en existe des versions gratuites et légales, d’excellente qualité d’ailleurs, réalisées avec soin par des amoureux de la littérature. Au point où j’en suis, me dis-je, pourquoi ne pas essayer Zola ?

Dame ! Il va me falloir un peu de temps pour m’en remettre ! Non, vraiment, ça faisait longtemps qu’un roman ne m’avait pas autant remué. Il va me hanter, je le sais. Puis la goutte d’or, porte de la chapelle, j’y ai un peu traîné (pas trop tard le soir, tout de même), c’est fascinant de retrouver ces lieux, à une autre époque. Les descriptions très réalistes, comme celle de l’alambic qui devient à la fin du roman un personnage à part entière, monstrueux et terrifiant, ont pour but de créer une atmosphère et de peindre le tableau de ce Paris populaire d’une manière naturaliste.

L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris.

On se retrouve projeté parmi la foule braillarde du boulevard des poissonniers, on entend les fiacres qui passent, les marmots qui gueulent, les claques qui résonnent et les coups de pied au cul qui se perdent. On se retrouve surtout immergé jusqu’au cou dans la crasse, la débauche, l’immondice. Le roman est celui de la faillite sociale, de la misère économique et intellectuelle, une longue glissade en enfer qui fascine autant qu’il choque. Zola ne prend pas partie : il montre une certaine réalité, sans fard ni artifices, utilisant l’argot de la rue pour renforcer son propos (la langue du roman fit d’ailleurs scandale à l’époque de sa parution. Aujourd’hui, c’est un régal à lire, on ne peut que tisser des parallèles avec Voyage au bout de la nuit dans l’utilisation de la langue parlée populaire et vulgaire). On y a va à grand coup de rouchie, de grande morue, de gadoue, de greluchon. Ça picole sec, et plus que ça.

Coupeau ne connaissait qu’un remède, se coller sa chopine de cric, un coup de bâton dans l’estomac, qui le mettait debout.

Et la condition de la femme dans ce paris du 19ème , parlons-en ! Si elles relèvent leur jupons de deux centimètres, ce sont des traînées. Leurs hommes sont des ivrognes qui les battent tous les jours et qui dépensent pour le dieu alambic jusqu’au dernier sou durement gagné. Tant pis si femmes et enfants ne mangent pas à leur faim et si l’on a pas de chauffage en hiver. Elles se font pincer le derrière à tout bout de champ, s’occupent de tout, n’ont droit à presque rien, et surtout pas de se plaindre.

La justice aurait trop de besogne, si elle s’occupait des femmes crevées par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins, n’est-ce pas ? Ça ne compte pas, quand on en reçoit tous les jours. D’autant plus que la pauvre femme voulait sauver son homme de l’échafaud et expliquait qu’elle s’était abîmé le ventre en tombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant de passer.

Tout de même, on comprenait qu’elles puissent foutre le camp, elles avaient parfois de bonne excuses.

Quand une femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs.

C’est une vie terrible, affreuse, sans perspective, que celle de ces ouvriers dépeints par Zola. Pour autant, il en extrait des figures d’une incroyable diversité : des jaloux, des ambitieux, des cupides, des profiteurs, mais aussi des courageux, des malchanceux, des justes. Il ne condamne pas Gervaise, il ne l’excuse pas non plus. Il lui crée un destin atroce, mais dont elle n’est pas totalement responsable. Elle a tenté, elle a échoué. La fatalité, la misère, l’alambic, l’ont tirée vers le bas. Nana, elle, a trouvé une porte de sortie en défiant la moralité et les préceptes tordus d’adultes qui commandent par le poing, mais jamais par l’exemple. La fin du roman est abominable, nihiliste à l’extrême. Il n’y a que dans la mort que Gervaise peut enfin trouver le bonheur et la paix. Toute son existence aura été une suite de malchances, de déconvenues, de mauvais choix. Seule la scène mémorable du banquet, dans sa petite boutique de couture, restera un rayon de soleil, le point culminant qui annonçait la chute si lente, si longue, si profonde.

Elles n’avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro. Elles logeaient toutes à la même enseigne, chez misère et compagnie.

Je n’ai jamais bien compris les gens qui sont choqués par les livres ou les films d’horreur, qui sont appeurés par des monstres en plastique, du faux sang et des bruitages. Ce sont des artifices, de l’adrénaline facile, des manèges pour exorciser la peur ou pour rigoler, comme quand on va à la fête foraine. J’adore les livres et les films d’horreur pour ces raisons, car on sait que tout va bien, ce n’était qu’une histoire.

La véritable horreur se tapit derrière les portes closes des foyers et les sourires de façade d’une société hypocrite, inégalitaire et malveillante. Quand les rideaux sont tirés et que l’alambic flambe. La gnôle coule drue, aujourd’hui comme hier, et ça y va les torgnoles, aux femmes, aux gamins, à tout ce qui bouge. Elle est là, l’horreur, la vraie, celle qui retourne le ventre. C’est de cette horreur là dont il est question dans L’assommoir.

Les dernières pages sont hallucinantes de réalisme. Zola n’a rien inventé de la symptomatologie de Coupeau. Il décrit précisément ce que n’importe quel soignant de réanimation médicale a vu de ses propres yeux un jour ou l’autre : les conséquences de la destruction du système nerveux. Zola a forcément été voir ça dans un hôpital. C’est dire à quel point il se sera documenté.

Voilà un livre d’une noirceur, d’une violence et d’une puissance inouies, que je suis bien content d’avoir redécouvert. Non seulement il n’a pas vieilli, mais il a peut-être gagné en force. Parce que derrière nos écrans de smartphones, nos filtres Instagram et nos belles apparences, il y a toujours un alambic qui brûle, et un démon qui sommeille. Il n’en faudrait pas de trop pour qu’il se réveille.


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