Manifeste pour la simulation en pédagogie des sciences de la santé

  • Réaliser une réanimation cardio-pulmonaire en équipe, dans un environnement de soins de très haute technicité.
  • Annoncer à un père de deux enfants en bas âge que sa femme est sous respirateur en soins critiques, et lui expliquer que le médecin va lui apporter toutes les informations nécessaires.
  • Soutenir une personne physiquement alors qu’elle s’effondre en larmes dans vos bras, après l’annonce d’un diagnostic fatal.
  • Prendre un charge un visiteur victime d’un malaise vagal, qui se donne un traumatisme crânien en s’assommant contre le respirateur de la personne qu’il venait voir.
  • Réaliser une toilette mortuaire, tout seul, lors de son premier stage en hôpital.
  • S’occuper d’un patient obèse qui est tombé du fauteuil en voulant se rendre aux toilettes, qui s’est extubé du ventilateur et a arraché ses cathéters.

Chacune de ces situations, je les ai vécues. Tous les soignants de réanimation / soins critiques y seront confrontés dans leur carrière.

Elles ne sont qu’un minuscule échantillon du nombre de situations stressantes, parfois bouleversantes, que l’on vit au cours d’une carrière hospitalière.

Comment les gérer ? Comment apprend-on à faire face ?

On entend sans arrêt que devenir soignant est le fruit d’une vocation. Un terme qui masque l’apprentissage, l’entraînement, la technicité et la professionnalisation d’un métier (infirmier) qui a énormément évolué au cours des dernières années.

J’ai quitté la réanimation après cinq vagues de Covid-19, pour travailler en centre de simulation. Depuis, j’observe les étudiants s’entraîner sur des mannequins en plastique et interagir avec des comédiens qui jouent le rôle de patients. Ils se préparent pour des situations comparables à celles que j’ai listées. Mais ils le font sous contrôle, et bénéficient d’une rétroaction qui leur permet d’apprendre. Cela s’appelle le modèle expérientiel, schématisé par David Kolb dans les années 70.

Ces observations m’ont fait prendre conscience de quelque chose : ma formation de terrain a consisté en une succession de traumatismes et de chocs psychologiques. Aucun scénario recréé dans un environnement de sécurité émotionnelle et physique ne m’avait préparé. J’ai dû m’adapter, avec le sort de vrais patients et de vraies familles dans la balance. J’ai pris conscience que cette formation était basée sur le principe du marche ou crève, du craque ou résiste, de la loi du plus fort.

Cela me saute maintenant aux yeux, mais je ne m’en étais pas rendu compte, perdu dans une course effrénée à la performance. Je me suis alors interrogé : dans quelle mesure cette pédagogie par le trauma produisait-elle des soignants fragiles et instables, qui montraient une fâcheuse tendance à reproduire les traumatismes subis, puis à devenir maltraitants envers leurs collègues, leurs élèves ou leurs patients ? 

Que dire des MSP, « mises en situation professionnelles » ? Elles consistaient à évaluer nos compétences lors de soins donnés à de vrais patients, dans l’environnement réel. Aujourd’hui, il m’apparaît que ce sont des pratiques qui ont mis en jeu la sécurité des patients et des apprenants.  Ces pratiques ont disparu. Mais il en reste le substrat, celui d’un état d’esprit toxique qui a infiltré tous les services hospitaliers, qui exigeait des soignants qu’ils soient infaillibles, indestructibles et tout puissants, puisqu’ils avaient résisté à tout.

La simulation propose une pédagogie qui va à l’encontre de cette toxicité. Par la simulation, l’étudiant apprend dans un cadre hautement sécuritaire, où son bien-être psychologique et émotionnel reste constamment sous surveillance.

Il persiste toujours cette croyance qu’apprendre dans la douleur est formateur. Que résister aux épreuves apprend la résilience. Rien n’est plus faux. Apprendre dans la douleur et la souffrance est destructeur et n’apprend rien, sinon à masquer ses faiblesses. Il n’y a rien de pédagogique à placer quelqu’un en situation d’échec et à le terroriser ou à le harceler. Ce n’est que de la maltraitance, doublée de malveillance, et il ne peut rien en sortir de bon.

Grâce à la simulation, l’étudiant prend son temps, recommence, se trompe, sans qu’il n’y ait de conséquences.

Quand j’observe ces étudiants, je sais qu’ils ne réalisent pas tout à fait leur chance. J’en suis heureux. Ils ne savent vraiment pas ce que cette approche implique : ils expérimentent sans risquer de blesser, voire de tuer, et sans subir cette pression constante qui provoque fêlures et faiblesses.

Par bien des aspects, la Covid-19 a constitué un révélateur de notre société. En ce qui concerne nos soignants, elle a démontré l’échec patent d’une pédagogie destructrice.

Aujourd’hui, je ne me sens plus capable de retourner en réanimation, là où j’ai pourtant exercé pendant 15 ans. Comme si j’en avais trop vu, comme si je ne supportais plus la maladie, le stress, l’urgence. Comme si j’avais la trouille de me tromper, comme si je refusais maintenant les responsabilités. J’avais mis ce rejet sur le dos de la pandémie. J’avais cru que la Covid-19 expliquait ce désamour, cette fuite.

Je comprends aujourd’hui que c’est faux.

La pandémie n’a fait qu’accélérer un processus qui aurait abouti au même résultat. Lorsqu’on ne s’élève pas droit, on finit par s’écraser. Je ne gérais pas, je ne faisais qu’encaisser. Et on ne peut pas encaisser indéfiniment. J’ai craqué pendant la pandémie, mais sans elle, j’aurais simplement craqué plus tard.

En observant ces étudiants interagir avec des comédiens, je ressens une véritable joie pour eux. J’ai le sentiment que pour une fois, nous allons dans la bonne direction. Cela me donne de l’espoir pour le futur. J’ai l’impression que nous formons enfin des soignants équilibrés, qui ne renient pas leur sensibilité ou leur empathie pour pouvoir survivre à leur formation et à leur future carrière. Et qui n’en sortiront pas avec un goût amer et désabusé.

Une question demeure : la simulation, en préparant mieux les futurs soignants, peut-elle limiter les burn out et désenchantements qui menacent ces professions ?


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