Les soignants se plaignent ? Ils ont signé !

Hier, je lisais la section commentaires d’un célèbre journal français en ligne, suite à un article sur la crise des hôpitaux. Je sais, ce n’est pas une bonne idée. Lire les analyses de comptoir de Jeannot Gastien qui déverse sa haine sous pseudo n’apporte pas grand chose de constructif. Mais sous les réactions peu pertinentes, on trouve parfois des tendances. Les applaudissements, par exemple, n’auront pas duré longtemps…

Bref, à la crise des soignants, Jeannot Gastien apporte quelques éléments d’analyse. Il trouve que les salaires ne sont pas si mauvais à l’hôpital. Que les métiers de soignants ne sont pas si durs qu’on le fait croire dans les médias (tous menteurs de toute manière). Que ne pas trouver trois minutes pour aller pisser, c’est une blague, une fake news. Que beaucoup de gens sont plus mal lotis. Que les soignants pleurnichent sans arrêt. Finalement, il dégaine son argument massue, censé clore le monologue :

Et puis, ce métier, ils l’ont choisi. Ils ont signé !

Nous y voilà. Ils ont signé. Puisqu’ils ils ont signé, ils n’ont pas leur mot à dire, sur rien, et ils feraient mieux de fermer leur gueule. Ce qui se cache sous ces propos, c’est d’une part une misogynie infecte, la vision de soignantes bonniches qui n’ont qu’à tout encaisser sans broncher. C’est d’autre part une méconnaissance totale du fonctionnement d’un service hospitalier. C’est pour finir une vision médiocre de la société, dans laquelle puisqu’il existe plus mal loti, il ne faut pas se plaindre et ne pas lutter pour défendre sa profession.

Mais je veux revenir sur ce point précis : «Ils ont signé.»

C’est vrai, personne ne m’a mis le couteau sous la gorge lorsque j’ai choisi de faire des études en sciences infirmières. Ce métier, je l’ai bel et bien choisi. Comme tout métier, il a ses contraintes et ses avantages. Mais je voudrais expliquer quelque chose à Jeannot Gastien.

Le métier infirmier reste peu attractif. Il est exigeant au niveau physique, psychologique et émotionnel. La confrontation directe avec la maladie, la douleur, les plaies, le sang et autres fluides, n’est pas toujours facile. Les responsabilités qui viennent avec, savoir que l’on tient la vie de quelqu’un au bout de son cathéter, peuvent devenir pesantes. Il demande de traiter beaucoup d’informations en même temps et de savoir hiérarchiser ses actions, parfois dans un contexte de stress intense. Mais ce sont les conditions dans lesquelles on demande aux infirmiers d’exercer leur rôle qui constitue un frein pour beaucoup de prétendants. Être infirmier, cela signifie travailler les fins de semaine, le soir, la nuit, c’est gérer les patients mais aussi leurs familles, les appels téléphoniques, les relations avec les laboratoires, les manipulateurs radio, les salles d’examen, les anesthésistes du bloc opératoire, c’est remplir les papiers et les feuilles de surveillance – documents médico-légaux valables trente ans – et c’est essayer de ne rien oublier des heures durant, pendant que de nouvelles tâches urgentes s’empilent les unes sur les autres. C’est repousser la pause-café, manger parfois à 16 heures quand on s’est levé à 5h, c’est devenir le maillon indestructible d’une longue chaîne qui traverse l’hôpital de part en part, depuis les remises des déchets biologiques jusqu’aux bureaux de la direction. C’est être à la fois la première et la dernière ligne de défense. C’est ensuite jeter son uniforme dans le panier de linge sale, fermer la porte de son casier et rentrer chez soi comme si de rien n’était.

Juste un jour de plus au bureau.

Le plus important pour un soignant, c’est de croire en ce qu’il fait. Lorsque je lui avais avoué que je rêvais de devenir écrivain, une collègue m’avait demandé : « C’est pas trop dur d’être infirmier par dépit ? » Je venais à peine de débuter ma carrière. Elle ne s’était pas rendu compte de la gifle qu’elle venait de me claquer. On ne peut pas être infirmier par dépit, encore moins en soins critiques. S’il ne croit pas en sa fonction, en ses actions, un soignant ne peut pas fonctionner. J’étais devenu infirmier car je trouvais cette fonction noble et utile. Je ne trouvais pas ma place dans la société et je me disais qu’aider les autres, c’était s’aider soi-même. C’était vrai, et ça a fonctionné pendant plus de quinze ans. Les quart de travail de 12h (ajoutez trente minutes voire une heure supplémentaire) sont longs, mais permettent des journées de récupération bienvenues. On se questionnera tout de même sur l’impact à long terme de ces journées ou nuits à rallonge.

À 25 ans, on peut s’imaginer faire ça indéfiniment, on ne pense pas à ce qui va se passer ensuite, aux années qui vont suivre. On ne sait pas encore qu’on va rater les anniversaires de ses futurs enfants, qu’on ne sera pas présent pour leurs activités, qu’il faudra prendre ses vacances à la dernière minute, qu’on sera rappelé sur ses jours de repos, que l’hôpital va nous engloutir et si l’on en y prend pas garde, faire de nous une machine. Car c’est ce dont ce modèle hospitalier a besoin pour fonctionner : des machines indestructibles, sur lesquelles tout le monde pourra toujours se reposer, patients, médecins, managers, direction, la société en entier. On ne se dit pas qu’il faudra être de taille face à n’importe quelle situation, un attentat, un accident de grande ampleur. Une pandémie. Mais si l’impensable survient, il se trouvera toujours quelqu’un pour dire : « Tu l’as choisi, ce métier, non ? » On ne se dit pas que ce qu’on accepte à 25 ans, on ne l’acceptera peut-être plus à 40. Qu’on va changer. Mais que le contrat restera identique, et qu’il deviendra peut-être problématique.

Je vais te dire, Jeannot : être en première ligne pendant la pandémie, c’était parfois rester deux ou trois heures dans la chambre d’un patient en isolement, habillé comme un cosmonaute, à transpirer comme un bœuf, avec un masque sur le visage serré si fort qu’il traçait des sillons sur ta face, de la buée sur la visière, à tenter de garder en vie un malade avec des poumons blancs comme les pentes de l’Everest. Je t’assure Jeannot : il n’était pas question de sortir de cette chambre pour aller pisser, boire ou manger. Une fois habillé, tu restais près de ton malade jusqu’à avoir tout terminé, tout anticipé. Pour ne pas y retourner de sitôt. Car chaque entrée dans cette chambre signifiait se rhabiller et s’exposer. Et quand tu sortais de cette chambre, avec ton pyjama qui collait à ta peau par la sueur, tu pensais aux gens comme toi, Jeannot, qui gueulent parce qu’on leur demande de porter un masque dans les transports en commun , et tu te demandais ce qui ne tourne pas rond dans notre société.

Si tu penses que j’avais signé pour ça, tu te fous le doigt dans l’œil. Aucun de nous n’avait signé pour ça. Pourtant, on l’a fait. Pour la majorité d’entre nous, on est resté à nos postes et on a encaissé. On l’a fait car on croit en certaines valeurs. Du moins, on y croyait. La pandémie a tout changé. Vous n’imaginez pas à quel point. Mais vous ne pouvez pas comprendre cette crise des soignants si vous ne comprenez pas ça. Je suis resté a mon poste, j’ai attrapé ce virus, je l’ai ramené chez moi. Et si un nouveau virus plus virulent fait son apparition et qu’on me demande d’y retourner ? Est-ce que je risquerais ma peau et celle de mes enfants une fois de plus ? Dans quel but ? Pour que Jeannot Gastien reste en bonne santé afin de cracher sa bile numérique ? Je n’ai aucune honte à le dire : je me suis posé cette question. Je me la pose encore. La réalité, c’est que la pandémie a détruit une part vitale de ma fonction. Celle qui me faisait me lever pour aller soigner des gens : parce que je croyais en la solidarité de notre société, malgré tout. Le virus m’a ôté cette certitude fragile.

Et je n’ai plus réussi à me lever.

Je me suis senti honteux. Coupable. Je n’osais même plus dire que j’étais soignant. Je voyais mes collègues poursuivre la bataille, dans des conditions chaque jour plus désastreuses, pendant que moi, je tournais en rond autour de cette incapacité à pratiquer mon métier. Je m’en suis tellement voulu. Jusqu’à ce que j’admette qu’un soignant dysfonctionnel ne peut pas être un bon soignant. Pas comme moi, je voulais l’être. Je m’étais toujours mesuré à ce soignant idéal, celui que j’aspirais devenir. J’ai fait des erreurs, au cours de ma carrière. On en fait tous. Certaines me réveillent encore la nuit. Mais je n’ai jamais été malhonnête. Il m’est apparu que poursuivre mon métier ainsi serait une imposture. C’est pour ça que j’ai quitté l’hôpital. C’est pour ça que ce choix me déchire, parce que même si je n’ai jamais atteint l’idéal que je visais, j’ai parfois été bon dans ce que je faisais. Mais je ne pouvais plus. Je ne voulais pas devenir un autre de ces soignants aigri, épuisé et brisé qui hantent les couloirs des services et qui sèment leur frustration, leur désarroi et leur colère refoulée.

Les soignants Français ne sont pas suffisamment payés. C’est une réalité. (malgré la récente revalorisation décidée en urgence) Mais ce n’est pas le fond du problème. Au Canada, l’exode est comparable alors que les salaires sont bien meilleurs. C‘est l’hôpital qu’il faudrait repenser en profondeur, sa logique déshumanisante qui se nourrit des soignants, qui les brise et les consume. Au bout d’un moment, les soignants veulent profiter de leurs week-ends, de leurs congés, de leurs jours fériés et dormir la nuit. Pas parce que ce sont des fainéants, issus d’une génération qui veut tout sans rien faire pour, comme l’affirme Jeannot Gastien. Pas parce qu’ils affichent une attitude d’employés de bureau, comme je l’ai entendu de la bouche d’un chef de service (les employés de bureau appécieront). Mais parce que c’est légitime.

Finalement, c’est notre société tout entière qui marche sur la tête, qui ne fonctionne qu’à court terme, sans envisager aucun avenir autre que celui de la réussite individuelle, inscrite dans le dogme du Dieu dollar.

Si l’hôpital explose, c’est parce que notre société est en train d’exploser.


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